Ondine Perier, rédactrice cinéma chez arttv, s’est entretenu avec le réalisateur suisse sur le 3ème volet de sa tétralogie sur l’Europe, qui a été présenté à Cannes et à Locarno. L’entretien s’est déroulé à Lausanne quelques minutes avant la présentation de son film en avant-première à la Cinémathèque suisse. Il a été question de son travail mais aussi de son engagement pour le collectif 50/50 et bien sûr de sa vision de l’Europe.
Interview | Lionel Baier | «La Dérive des continents (au sud)» (edition française)
«Quand on voit des corps de migrants qui échouent sur les plages, en tant qu'européen on se doit de se poser la question de notre responsabilité». LB
Le film | synopsis
Nathalie Adler est en mission pour l’Union Européenne en Sicile. Elle est notamment chargée d’organiser la prochaine visite de Macron et Merkel dans un camp de migrants. Présence à haute valeur symbolique, afin de montrer que tout est sous contrôle. Mais qui a encore envie de croire en cette famille européenne au bord de la crise de nerfs ? Sans doute pas Albert, le fils de Nathalie, militant engagé auprès d’une ONG, qui débarque sans prévenir alors qu’il a coupé les ponts avec elle depuis des années. Leurs retrouvailles vont être plus détonantes que ce voyage diplomatique…
D’où vous est venue l’idée de ce troisième volet et plus globalement de cette tétralogie sur l’Europe ?
Cette tétralogie à la base était un peu fortuite, elle m’est venue à l’idée quand j’ai fait le premier film de la série «Comme des voleurs» en Pologne, qui racontait l’histoire des origines de ma famille, qui sont polonaises. Et je trouvais amusant de compléter le film avec les quatre points cardinaux de l’Europe et d’imaginer des petites histoires interpersonnelles qui racontent quelque chose de l’histoire de ce continent. Pour «La Dérive des continents (au sud)», quand je vois à la télé, l’arrivée des migrants et des corps qui échouent sur les plages, je me suis dit tout Européen qu’on est, on est forcément obligé de se poser la question de notre responsabilité. Mon premier mouvement était d’aller voir comment ça se passe et d’avoir une démarche presque documentaire. Et c’est là où j’ai vu ce de cirque médiatique organisé autour des visites des journalistes et je me suis que cela devait être la même chose pour des hommes et femmes politiques et qu’il fallait montrer ce contrechamp qu’on ne voit jamais, qui est la façon dont l’information nous arrive et comment est-ce qu’on met en scène une information pour la rendre visible. Voilà le départ du film.
La transmission entre une mère et un fils sur l’engagement, est-ce que c’est un thème important pour vous ?
Alors, important, oui, mais c’était plus pour ramener le thème de la famille et si on imagine que l’Europe, c’est une mère que l’on accuse volontiers de tout ce qui nous arrive de mal dans votre vie, c’est la faute de votre mère qui ne vous a pas assez aimé ou trop aimé, elle est la cible parfaite de toutes nos lâchetés. Et si cette Europe est incarnée par une mère dont l’enfant va demander des comptes, cela devient plus lisible. Et surtout, je crois qu’on fait toujours des choix politiques pour des raisons très personnelles, en adhésion ou opposition aux idées de nos parents.
On sent une forte empathie de votre part pour l’héroïne, Nathalie, sur son choix de liberté au détriment de son rôle de mère. En tant que membre du collectif 50/50, ce sujet-là vous tenait-il particulièrement à cœur ?
Oui, je souhaitais montrer des femmes qui sont aux responsabilités face à des hommes qui ont moins d’expérience (le conseiller de Macron incarné par Tom Villa) mais qui se mettent tout seuls en position d’autorité et c’est une position assez habituelle dans le fonctionnement des institutions. Je trouve Nathalie courageuse : elle décide de changer de vie quand elle réalise qu’elle est attirée par les femmes et qu’elle se doit de retrouver une forme d’honnêteté par rapport à elle-même ; ce qui implique une prise de risque pour une femme beaucoup plus élevée que pour un homme ; du fait de la maternité, vous allez être stigmatisée donc je me disais que, sans que le film soit militant là-dessus, c’est toujours bien que le sujet soit abordé. J’ai décidé d’adhérer au collectif 50/50 alors je trouvais aussi important de respecter cette parité dans l’équipe de mon film.
Quel est votre processus d’écriture pour imbriquer une histoire interpersonnelle et le contexte socio-politique de manière aussi fluide ?
Je passe par différentes versions dont certaines de vraies excroissances du politique qui va prendre trop de place. Ensuite, des choses liées à l’intime occultent le niveau politique, c’est une sorte de fin de réglages qui s’opère. Je crois beaucoup en l’incarnation par les actrices et acteurs. Quand vous découvrez qu’il y a plein de choses que vous n’êtes pas obligé de dire parce cela viendra de leur interprétation. Il s’agit alors de trouver des gens en qui vous avez confiance sur leur potentiel de jeu. Avec Isabelle Carré ou Théodore Pellerin, c’était très aisé car ils ont beaucoup de créativité et d’intelligence. Le réglage s’est passé surtout au moment du tournage.
Avez-vous une méthode de travail spécifique pour parvenir à faire dire à vos actrices et acteurs des dialogues très écrits d’une manière aussi naturelle ?
Être absolument convaincu tous les matins que je les aime. Quand vous aimez fondamentalement la personne que vous filmez, vous n’aurez jamais envie qu’il soit mauvais à l’écran. En amont du tournage on a passé beaucoup de temps ensemble et on s’était dit qu’on avait du plaisir à être ensemble et qu’on allait essayer de garder ce plaisir même devant 80 personnes et avec le stress du tournage. Je n’ai pas de méthode, à part les aimer profondément et beaucoup rire avec eux car je crois que quand on a la possibilité de partager l’humour, tout est possible.
Toujours par rapport au choix du casting européen, était-ce aussi une volonté de dépasser les frontières ?
La chance du cinéma, c’est qu’on peut aller chercher dans des réservoirs dees acteurs qui ne sont pas ceux de notre pays. Et j’aime beaucoup les accents. Pour ce film là, je suis même allé chercher Théodore Pellerin qui est québécois. Je n’avais jamais travaillé avec des gens non-européens, je me disais il y a une familiarité de par la francophonie du Canada, on est comme reliés par quelque chose d’encore plus fort qui est la langue.
Avez-vous une vision optimiste de l’Europe ?
Oui même si la situation de l’Europe me fait très peur quand je vois les votations en Suède où l’extrême droite est passée ce week-end, quand je sais que les Italiens vont voté pour un parti néofasciste dans deux semaines, quand je vois l’état de la Pologne des droits d’avortement qu’on retire aux femmes les minorités sexuelles en Hongrie qui sont en danger ; et en même temps lorsque les homos sont attaqués en Hongrie, ils descendent dans la rue avec le drapeau européen, quand les polonaises se battent pour le droit à l’avortement, idem ; il y a quand même un niveau important de respect des droits humains et des minorités. Donc oui, je suis très optimiste et complètement pessimiste en bon dépressif polonais et protestant.
Vous venez de démarrer une tournée d’avant-premières, votre film a été présenté à Locarno et à Cannes. Quelles ont été les questions les plus récurrentes ?
Oui, il y a beaucoup de questions autour de la signification de la météorite. Certains voient en Nathalie une femme qui vit dans une boîte en fer représentée par la voiture et la météorite symboliserait une force qui la dépasse et va détruire cette carapace pour que ses sentiments jaillissent. Pour moi, il n’y avait pas d’intention au départ. J’avais imaginé la scène avant même d’écrire un scénario. Et ça finit par avoir un sens que vous n’aviez pas imaginé.
Deux des plus grands réalisateurs suisses, Alain Tanner et Jean-Luc Godard, viennent de disparaître, en quoi leurs films vous ont-ils influencé ?
Tanner n’est pas le cinéaste du groupe 5 duquel j’étais le plus proche, c’était davantage Goretta. Mais malgré tout, ces films m’ont évidemment marqué. Je pense à «La Salamandre» avec Bulle Ogier en 1971 et aussi à «Jonas qui aurait eu 25 ans en 2000», moi j’ai eu 25 ans en 2000, il y a donc une identification très forte à ce film qui raconte les désillusions des années 68. C’était un cinéaste qui avait un goût pour les mouvements d’appareil, les travellings, les plans de grue avec une caméra, ce qui est assez rare dans le cinéma suisse. Jean-Luc Godard, c’est hors norme, l’émotion mondiale que suscite son décès est à la la hauteur de la place qu’avait cet homme dans l’histoire des pensées européennes, c’était un tel monument du XXᵉ siècle. Tous les cinéastes devraient se réclamer de lui parce qu’il a contribué à changer la manière dont on faisait des films. Il a créé des formes dans les années 60 qui sont devenues aujourd’hui des formes cinématographiques mainstream : la rupture, le champ sur le champ, de faire des coupures dans le son, des techniques d’avant garde à l’époque qui aujourd’hui sont complètement intégrées par le cinéma dit dominant.
Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
Le 4e volet (au nord) se passera en Ecosse mais je dois faire deux films entre temps. Le prochain film est une adaptation du roman de Christophe Boltanski («La Cache») qui raconte l’histoire de sa famille, qui est une famille de juifs ukrainiens qui se sont cachés pendant la guerre en 68, un film qui va être assez drôle, touchant, loufoque. Et je travaille aussi sur un documentaire sur la colonisation que nous faisons de la nuit : on a tendance à transformer la nuit en jour, à laisser les magasins ouverts et il y a plein d’initiatives dans le monde pour couper la lumière le soir pour que les gens puissent revoir les étoiles. C’est un film documentaire où on parle de l’usage que nous avons de la nuit, un film plus poétique.